Le Dégoût

Ce dossier a été réalisé pour Podcast Science épisode 510

Ce qui suit est l’écrit de base avec les endroits interactifs pour le podcast : sons et questions avec les membres de l’équipe de Podcast Science. C’est aussi écrit de manière vulgarisée. Les parties encadrées sont des choses peu évoquées durant l’épisode du podcast, pour aller plus loin. Si vous cherchez quelque chose allant droit au but dans la connaissance de manière encyclopédique, je participe à la rédaction de la page wikipedia sur le dégoût.

Définition populaire

TW : Petit trigger warning

Quand on parle de dégoût, on pense souvent à la nourriture mais il y a plein d’autres choses qui peuvent dégoûter… Et dans cet épisode, j’ai essayé de vous retranscrire le dégoût à travers le son. Petit disclaimer et trigger warning donc, on va parler de choses dégoûtantes en passant par des petits bruits. Donc si ça vous horripile au plus haut point, je vous conseille de ne pas aller plus loin  et de préférer la lecture écrite de ce dossier. *son d’un prout*.

Déjà, un bruit de prout, ça vous dégoûte ou ça vous fait marrer ?

Première définition

Selon le dictionnaire Le Robert, la première définition classique du dégoût est un « manque de goût, d’appétit, entraînant de la répugnance ». Le dégoût se définirait alors par l’inverse du goût. Une brioche tout chaude sortie du four est appétissante, un yaourt qui moisi au fond du frigo est dégoûtant parce que ce n’est pas appétissant. Une dichotomie où mes goûts sont ce que j’aime et ce qui me dégoûte c’est ce que je n’aime pas.

Une définition jugée souvent trop simpliste et remise en question par les sciences humaines et sociales. D’abord, scientifiquement, une telle définition n’est pas satisfaisante. Ça ne décrit même pas ce que c’est. Ce que c’est le dégoût en tant que tel, en tant qu’objet d’étude. Si je vous demande ce qu’est la tristesse et que vous me dites que c’est quand on est pas joyeux euh… ça ne me décrit toujours pas ce que c’est. Là c’est pareil quand on définit le dégoût par l’inverse du goût. Surtout que le dégoût est bel et bien, une émotion à part entière, une manifestation physiologique et psychologique à part entière qu’on peut décrire, mesurer, qu’on peut objectiver (Margat, 2011 ; Memmi et al., 2021 : « le dégoût n’est pas l’exact inverse du goût »).

Le Dégoût Fondamental : une émotion primaire

Une émotion

Le dégoût est une émotion. Une émotion est un état qui, part définition, se ressent de manière intense sur le moment. Ce n’est pas quelque chose qu’on ressent sur la durée et permanent au quotidien. Quand on ressent du dégoût, physiologiquement, notre gorge se resserre, notre rythme cardiaque ralentit et, en fonction de l’intensité du dégoût ressenti, on a des nausées en tirant parfois la langue (Rozin et al., 2008 ; Abitan et al., 2014). Mais, encore une fois, c’est sur le moment et pas sur la durée. Une émotion c’est fugace et intense. Si vous avez la nausée sur toute une journée ce n’est pas du dégoût, mais peut-être une petite gastro. *Bruit guttural de renvoi*.

Ça va ce bruit là, pas trop dégoûtant ?

Une émotion primaire

Le dégoût est une émotion, donc. Et plus spécifiquement, une des six émotions primaires avec la peur, la joie, la tristesse, la surprise et la colère. Ces émotions de base font consensus depuis que Charles Darwin (1872) puis Paul Ekman (1971) les ont décrites, isolées et caractérisées juste en étudiant les expressions faciales, muscle par muscle. Pour le dégoût, en gros, on fronce le nez en relevant la lèvre supérieur.

Cette expression faciale du dégoût est innée. C’est-à-dire qu’elle est présente et exprimée dès la naissance. Lorsqu’on expose un nouveau né au goût amerpaf direct et instinctivement – on lit  l’expression du dégoût sur son visage (Steiner, 1979). Ce dégoût à l’amertume qu’on observe dès la naissance serait, selon les interprétations actuelles, l’origine évolutive de l’émotion. L’amertume et la toxicité étant souvent en lien dans le règne animal. Le dégoût est là pour éviter d’ingérer une quelconque substance toxique (Gan et al., 2024 ; Chapman & Anderson, 2012).

Une émotion incarnée

Là depuis la naissance, cette émotion serait donc bien ancrée biologiquement. Dit de manière vulgarisée, on la ressent dans nos tripes, c’est physique. Ainsi le dégoût « n’est pas un jugement […] c’est une réaction de rejet, une émotion relative à des sensations » (Margat, 2011) « dont l’expression est indissociablement psychique et somatique » (Memmi et al., 2021).

Pour un des premiers psychologues travaillant sur le dégoût depuis les années 1980, Paul Rozin, le dégoût serait à la base carrément un réflexe physiologique sans phase d’évaluation ou d’élaboration cognitive entre le stimulus et l’expression de l’émotion. Dit autrement, ce que ça veut dire, c’est qu’à peine exposé à l’objet qui nous répugne, on exprime du dégoût sans même y penser. Est-ce que vous auriez des exemples d’objets et de stimuli qui provoqueraient un dégoût aussi instantané ?

La pourriture ? Les excréments ? Un truc bavant et gluant ?
Et ce bruit là, est-ce que ça vous répugne : *grincement métallique*.

Typologie

Dans ces exemples, on a évoqué divers objets de dégoût, de quelque chose de simplement écouté avec nos oreilles à quelque chose d’aperçu avec nos yeux. Sauf que là, on s’éloigne de la définition originelle du dégoût, qui est quelque chose de simplement lié au sens du goût. Du point de vue évolutionniste, le dégoût à base de la base serait bel et bien le dégoût lié au sens du goût. Il serait plus inné et archaïque. Quant à toutes les autres variantes du dégoût, elles auraient évolué à partir de ce socle commun qu’on appelle le dégoût fondamental (= distaste ou core disgust en anglais désignant le réflexe pour le différencier du disgust plus large désignant l’émotion).

Dit autrement, le large spectre des différents objets de dégoût sont comme les différentes branches d’un arbre phylogénétique, toutes émergeant d’un même tronc, d’un même socle commun qu’est le dégoût fondamental et oral de rejeter ce qu’on vient de mettre dans sa bouche  (Chapman & Anderson, 2012).

Et parmi tous les objets de dégoût possibles et imaginables on peut en catégoriser deux grandes branches. Les objets de type matériel, sensoriel et physique (e.g., les excréments, la pourriture, le goût amer) et les objets de type immatériel, plus social et moral (e.g., le mensonge, la triche, une œuvre d’art, une idéologie). Plus simplement, on parle de dégoût physique et de dégoût moral.

Phénoménologie du dégoût

Et ça, ça a plutôt été un boulot des philosophes, en phénoménologie du dégoût (e.g., Margat, 2011), repris ensuite en neurosciences et psychologie. Une classification en deux groupes (dégoût physique et dégoût moral) proposée à l’origine par le philosophe Aurel Kolnai au début du XXème siècle.

Parmi les typologies existantes, on a aussi par exemple celle du philosophe Georges Bataille (1940), reprenant les études sur les pensées magiques, qui différencie les objets : abjectes (dégoûtant et charnel), nobles (angoissant et immatériel) et spectrales (horrifique). Les philosophes contemporains auteurs de Jusqu’à la nausée (2022) distinguent le dégoût physiologique, moral, existentiel et esthétique.

En psychologie, la typologie de Paul Rozin propose la classification suivante :
dégoût physique
– – – dégoût primaire (fondamental) : menaces à la survie (aliments, détritus, animaux)
– – – dégoût corporel : déformation du corps (blessures, malformations)
dégoût moral
– – – dégoût interpersonnel : du contact avec d’autres personnes
– – – dégoût socio-moral : sur les actes perçus comme socialement immoraux

Le dégoût : une émotion plus complexe

Dégoût physique ou dégoût moral ?

Pour résumer on décrit trois grands groupes de dégoût. Le dégoût fondamental, qui est oral et fortement lié à l’amertume. Puis de celui-ci aurait évolué un certain dégoût physique lié aux objets matériels et dégoût moral lié aux objets moraux et sociaux. On va les détailler un peu par la suite. Je vous propose avant ça un premier petit jeu. Je vous annonce un objet et vous me dites si c’est plutôt dégoût physique ou dégoût moral. Est-ce que ça vous tente ?

  • Les cafards. Plutôt dégoût physique ou dégoût moral ?
  • Manger un gros vers ?
  • Ce son là : bruits de rôt. Plutôt dégoût physique ou moral ?
  • Et à l’écoute de cette musique là : *Musique*. Vous diriez quoi ?

Aspects socio-culturels

On voit tout de suite que ce n’est pas si simple de classer les objets de dégoût. Il y a une grande influence du milieu socio-culturel dans lequel on vit et grandit. Plus le dégoût est moral ou social, plus ça varie en fonction des cultures et des individus (Rozin et al., 2008). Beaucoup d’objets de dégoût s’inscrivent donc dans une société, une culture. Alors qu’il semble dégoûtant à un français de manger des gros vers ou un œuf pourri, il est dégoûtant pour d’autres cultures de manger des escargots ou du fromage…

Ça c’est à l’échelle de tout un groupe social. Mais il y a aussi des différences au niveau individuel. Au sein du même individu (différences intraindividuelles), alors que l’amertume est naturellement repoussant dès la naissance, adulte, on boit et mange des aliments amers. Inversement, alors que les excréments semblent pour nous naturellement répugnants, les bébés peuvent en prendre en pleine main et jouer avec.

Échelles du dégoût

On est donc plus ou moins sensible au dégoût. Il existe au moins 3 échelles du dégoût, pour évaluer sa sensibilité (The Disgust Propensity and Sensitivity Scale : Van Overveld et al., 2006 ; The Disgust Emotion Scale : Klenknecht et al., 1997). Je vous en partage une en note d’émission. Voici quelques exemples d’items (32-item Disgut Scale : Hartmann et al., 2017) : 

  • manger des insectes, ça vous dégoûte ou pas ?
  • manger une salade où on y a trouvé un limace ou un escargot, ça vous dégoûte ?
  • manger une banane qui a des tâches noires, ça vous dégoûte ?

De ce type d’échelle, on en tire quelques petites choses dans les rares études qui les utilisent. Comme par exemple que les femmes sont plus sensibles au dégoût que les hommes (Rozin et al., 2008). On pourrait presque en croire que l’homme est crade et manque d’hygiène, avec tout ça. Enfin, je dis croire… Mais en fait, c’est le cas. Plusieurs enquêtes sur des milliers de personnes, à travers plusieurs pays, tendent à montrer cette généralité : que les femmes soient plus sensibles à l’hygiène que les hommes (The PLOS Global Public Health Staff, 2023 ; Clough, 2010).

Misophonie

La sensibilité au dégoût varie donc en fonction des personnes (différences interindividuelles). Et quand une personne est trop sensible à certains stimuli, ça peut rapidement en devenir handicapant voire une maladie : au niveau de l’hygiène on peut penser aux TOC, aux troubles obsessionnels et compulsifs.

Pour prendre un exemple sonore, pour certaines personnes, le dégoût est intensément ressenti pour des objets du quotidien : *tic-tac d’une horloge*. Du tic-tac d’une horloge, au clics et bruits du clavier et souris… Certains bruits particuliers peuvent dégoûter, et on appelle ça la misophonie. Ce sont  des bruits du quotidien  souvent provoqués par autrui, ou ceux qui titillent nos nerfs car continuellement présents : tic-tac d’une horloge (Kumar et al., 2017).

Pour aller plus loin

Une idée de rythme que parfois, sans son il y a misophonie : comme le balancement de jambes ou simplement l’aiguille d’une horloge qui bouge chaque seconde. Pour certains psychologues et comportementalistes (e.g., Dozier, 2015), la misophonie est le résultat d’un mauvais apprentissage : du conditionnement sur un stimulus sonore quelconque. Tout le but en thérapie cognitive et comportementale est alors de désapprendre cette association. Mais parfois ça aggrave plus qu’autre chose. Jusqu’alors, aucune thérapie n’a été scientifiquement étudiée comme efficace contre la misophonie.

Dégoût et colère

Des sons qui jouent sur nos nerfs. Ça c’est plus que du dégoût, mais carrément de la colère ! Étymologiquement, on dit bien miso-phonie. Le suffixe miso- veut littéralement dire la haine de quelque chose (du grec μῖσος /mîsos/). Comme dans la misogynie qui est la haine des femmes, la misophonie est la haine des sons. 

Si on déteste les bruits de bouche, et quelqu’un le fait en mangeant en face de nous, on aura envie de le frapper une bonne fois pour toute pour arrêter ce massacre sonore. Au niveau subjectif, on ressent donc de la colère. Au niveau physiologique aussi, c’est plutôt l’émotion de la colère qui est sur-représentée avec le cœur qui s’emballe, des suées voire des tremblements, comme si tous nos muscles étaient prêts à agir.

C’est ce niveau d’action qui fait que la colère est présente. On peut agir pour stopper le stimulus dérangeant. Et c’est cette possibilité d’action sur l’objet dégoûtant ou emmerdant qui fait que la misophonie se rapproche par moment de la colère (Margat, 2011, citant le philosophe Aurel Kolnai ; James Gallagher (Février 2017) pour www.bbc.com ; Chapman & Anderson, 2012).

Le Dégoût Physique

Produits du corps

Tous ces bruits de bouche, de la mastication au raclement de gorge en passant par l’aspiration de liquide (*slurp*), font partie d’un grand groupe d’objets de dégoût physique : tout ce qui est produit par le corps d’un autre. Manger, boire, se brosser les dents, renifler, se moucher, ronfler sont tous des objets de dégoûts. Et chez les personnes atteintes de misophonie ça peut aller jusqu’à siffler, fredonner voire tout simplement respirer.

Là on s’est focus sur les bruits provenant de la bouche. Mais plus généralement, tout ce qu’on produit avec son corps peut dégoûter : les fluides corporels, les ongles, les poils… Ces objets de dégoûts physiques ont tous une caractéristique commune. Ils sont tous jugés comme déchets mi-morts mi-vivants. Et c’est ça qui dégoûterait (Margat, 2011). 

Entre la vie et la mort (dégoût physique)

Sur nous, un ongle bien à sa place ne nous dégoûte pas plus que ça. Voir un bout d’ongle par terre par contre, ça, ça peut dégoûter. Pareil pour la peau. Bien en place et vivant sur un corps ça va, mais les bouts de peau morte qui traînent, ça, ça dégoûte. Et c’est la même chose avec les poils et cheveux, qu’on peut voir traîner dans un lavabo, au fond de la douche ou… sur la soupe. Ouais, comme l’expression. L’expression comme une cheveu sur la soupe voulant dire que ce n’est pas trop approprié et très à sa place.

Pour être plus précis, le statut des poils est assez particulier. Pas besoin qu’ils soient détachés du corps pour qu’ils puissent dégoûter. Chez les chrétiens, européens et aïnous (un peuple du nord du Japon) être poilu est historiquement bien vu, parce que ça cache les parties impures ou alors signe de virilité. À l’inverse, chez les musulmans, amérindiens et japonais, s’épiler ou se raser c’est éviter de garder sur soi les fluides corporels et se distinguer de l’animal en étant plus civilisé (Bromberger, 2011).

Viscosité pourrave

Tous ces types d’objets de dégoûts, en soi, ce n’est pas exactement parce que ça provient du corps que ça dégoûte. Par exemple, les larmes sont des fluides rejeter par le corps mais, curieusement, ça ne nous dégoûte pas. Encore une fois pour insister dessus, les produits du corps sont jugés dégoûtants surtout parce qu’ils sont associés à des déchets à mi-chemin entre la vie et la mort. Tout comme quelque chose de visqueux est à mi-chemin entre du solide et du liquide : bruit visqueux.

La viscosité dégoûte de manière générale. De la pâte à prout, des limaces et escargots et même de la boue ou de la lave qui s’écoule (Margat, 2011). Pas entièrement solide ni entièrement liquide, le visqueux rappelle tous les fluides et déjection du corps : sueur, urine, sperme, sang, excrément, morve (bruits de raclement de gorge)… Arf. Rien que d’entendre ça d’aussi près de mon oreille ça me dégoûte. Le reniflement combote et la viscosité, et les bruits de bouche, et l’idée d’être malade.

Décomposition et pourriture

Pour une dernière fois appuyer qu’un truc dégoûte parce que c’est entre la vie et la mort, les philosophes prennent souvent l’exemple du squelette. Un squelette représente bien la mort, mais ça ne dégoûte pas. À la limite ça fait peur. C’est plutôt la décomposition du corps qui dégoûte. Un corps qui passe de la vie à la mort, donc. Et pour bien visualiser la chose, je vous renvoie à l’épisode 509 de Podcast Science, lors de la dernière Radio-Dessinée, où Claire nous raconte l’histoire du corps de tata Huguette en décomposition.

Une meilleure définition du dégoût (x1)

Pourquoi ça nous dégoûte ?

Alors, pourquoi ça nous dégoûte ? A priori, la réponse est simple, un objet nous dégoûte avant tout parce que ça peut nous contaminer et nous rendre malade. L’objectif premier du dégoût semble alors être de s’y tenir éloigné. Un comportement d’évitement, donc. Le pain moisi on l’évite pour ne pas ingérer des impuretés. Bouts d’ongles et peaux mortes, on les évite parce que bardés de germes et de bactéries. Et quelqu’un qui tousse, on l’évite parce que bardés de virus et bactéries. « Garde bien tes microbes pour toi ! », peut-on entendre parfois. Tout ça, ça semble logique. Et c’est ce qu’on lit dans les papiers scientifiques.

Être dégoûté de boire dans le même récipient que quelqu’un d’autre, ou de manger le même aliment qui a déjà été croqué par quelqu’un d’autre, est dans ce même esprit d’éviter d’être contaminé. Et ça peut aller aussi jusqu’au vêtement ou l’objet appartenu à quelqu’un d’autre (Rozin et al., 2008).

Contamination (dégoût physique)

Le dégoût d’autres corps humains peut, en effet, aller loin. Les bouts d’ongle des autres dégoûtent, la sueur de l’autre dégoûte, voire même son haleine et son odeur. Et parfois carrément la simple chaleur ! Mettre mon cul-cul sur un siège déjà chaud… Chaud du cul-cul de l’autre inconnu qui était là à cette place avant moi. Ça aussi ça peut dégoûter. Et pourtant on est loin du simple dégoût d’un aliment (un exemple pris par Aurel Kolnai cité par Margat, 2011) !

On doit donc se tenter d’élargir notre définition initiale du dégoût qui se contentait globalement au dégoût d’un aliment. Si on garde cette logique que le dégoût est là pour nous éviter de tomber malade, on peut élargir la définition de la manière suivante :

le dégoût est une émotion de base
qui signale une potentielle menace de contamination,
souvent traduite par un comportement d’évitement
(Rozin et al., 2008 ; Memmi et al., 2011).

Une définition excluant certains sons ?

Cette définition – qui a priori de ce que j’en résume de mes lectures semble faire consensus en sciences – ne prend pas en compte certains bruits sources de misophonie : grincement métallique, tic-tac d’une horloge, taper au clavier et clics de souris. Serait-ce parce que certains bruits provoquent du dégoût et les derniers cités provoquent davantage de la colère ? Ou est-ce une question de sensibilité sensorielle ? Par exemple, une forte lumière dérange en intensité fortement mais ne dégoûte pas. Est-ce que de la même manière un bruit très fort ou un bruit qui dure dans le temps comme un tic-tac dérange en intensité mais ne dégoûte pas ? Certains auteurs parlent davantage de bruits déplaisants et non dégoûtants, comme le cri d’une personne ou d’un bébé.

Éviter que ça rentre en nous (dégoût physique)

Les comportements d’évitement, c’est tout une catégorie en psychologie. Ceux liés au dégoût sont plus ou moins subtils du simple détournement de regard à carrément en faire un pas en arrière en bouchant son nez (en bref, une mise à distance sensorielle Memmi et al., 2021 ; Delville & von Hoffmann, 2013 pour l’Université de Liege). Mais souvent cet évitement on le connaît davantage de manière physiologique par les nausées, vomissements et autres renvois. Tout pour éviter de compromettre notre corps. Pour éviter que ça s’approche de nous. Pour éviter que ça nous touche. Pour éviter que ça entre en nous. Pour éviter que ça fasse partie de nous. Pour éviter que ça devienne nous. Pour éviter qu’on devienne ce qui nous dégoûte : prout.

Oui le dégoût peut devenir irrationnel, on point de croire que ce qui nous dégoûte vienne compromettre ce qui on est (Rozin et al., 2008). Pour citer la philosophe Claire Margat (2011) : « le dégoût réagit à une effraction de l’intimité corporelle, celle qui définit le corps propre aux deux sens du terme (propreté et propriété). » Autrement dit, que l’objet de dégoût vienne menacer voire prendre le contrôle de notre propriété. En bref que l’objet de dégoût vienne nous parasiter.

Parasiter. Le mot est bien choisi. Car oui, n’en déplaise à Pierre, un parasite bah… ça dégoûte. Ça dégoûte parce que ça s’attache et ça rentre en nous. Un vers qui fait sa vie en nous, une tique qui y plonge sa tête, des poux qui loge sur notre tête, une mouche qui pond ses œufs sur nous (son de mouche)…

Pour aller plus loin : d’autres objets de dégoût physique

On en a cité un certain nombre, mais encore bien d’autres objets de dégoût physique sont classés. Lié au vol de mouches, si c’est un essaim entier de mouches qui volent, le son et la vision d’une telle chose peut provoquer du dégoût. Certains auteurs parlent d’un « trop plein de vie » qui dégoûte. Ça peut être des milliers de germes au même endroit, des centaines d’œufs, un gros tas de larves ou de termites… En bref, un grouillement de vie.

Dégoût et peur

Araignées, cafards, mouches ou encore guêpes, on en serait pas moins dégoûté qu’apeuré. Peur de quoi ? Bah, peur de nous parasiter. Que l’animal entre en nous… par n’importe quel trou. Plus que du simple dégoût certaines bestioles provoquent donc un mixte d’émotion. Un mélange de dégoût et peur. Les araignées sont un exemple intéressant. Certaines personnes tentant de rationaliser leur phobie, énoncent par exemple la peur que l’araignée entre par leur bouche durant la nuit. Mais c’est aussi le cas pour les guêpes ou les mouches. Ne dit-on pas « ferme la bouche, tu vas avaler une mouche » ou quelque chose de ce genre dans certaines expressions ? Ou est-ce que c’est ma simple imagination ?

D’autres animaux peuvent faire ressentir un mixte d’émotions de dégoût et de peur : les rats… Rats et souris peuvent dégoûter car associés à fouiller dans nos déchets, et fortement connus comme véhiculant des maladies. Selon les interprétations de certains psychologues, la peur des araignées, souris, rats ou même des serpents seraient plus proches du dégoût que de la peur (Rozin et al., 2008). Aurait-on alors résolu la source de la phobie des araignées ? Serait-ce qu’une question de dégoût ? Je pose juste la question, parce qu’on en sait rien. Ce ne sont que des suppositions.

Pour aller plus loin : Peur Vs Dégoût

Ce qu’on sait par contre, scientifiquement, c’est que le dégoût partage des points commun avec la peur. Ici au niveau subjectif, avec certaines phobies ou encore certains troubles mentaux comme les troubles obsessionnels compulsifs ; surtout quand ça touche le corps, chez ces personnes anxieuses.

Et aussi niveau neurologique, avec des zones cérébrales communes souvent liées (entre l’amygdale historiquement plus spécifique à la peur et le cortex insulaire historiquement plus spécifique au dégoût). Ouais parce que nous, humains, classons des catégories d’émotions. Mais… dans la réalité, c’est toujours plus diffus et complexe. (Sur le dégoût et la peur des sons on parle de misophonie et de phonophobie, mais est-ce aussi strictement séparé ?)

On arrive quand même a discerner des expressions faciales différentes. Lors du dégoût on fronce du nez, lors de la peur on écarquille les yeux en étirant la bouche. On arrive aussi à discerner des physiologies différentes. Il y a ralentissement du rythme cardiaque lors du dégoût et accélération cardiaque lors de la peur. De manière générale ce n’est pas la même système nerveux autonome qui est activé : pour le dégoût c’est le sympathique, pour la peur c’est le parasympathique (Fontaine et al., 2007 ; Rozin et al., 2008 ; Abitan et al., 2014).

Petit jeu : dégoût, peur ou colère ?

Le dégoût peut se rapprocher de la peur donc ou de la colère, comme on l’a vu un peu plutôt. Je vous propose alors un nouveau petit jeu. J’annonce un objet de dégoût et vous me dites si l’émotion que vous associez c’est plutôt de la peur ou de la colère (Fontaine et al., 2007). Ça vous dit ?

  • Un zombie ? Plutôt de la peur ou colère ?
  • Un comportement d’harcèlement ? Peur ou colère ?
  • De la pourriture ? 
  • La pédophilie ? 
  • Enfin, un tas de termites ou de vers ? Peur ou colère ?

En fait, les émotions associées à la peur ou à la colère ne se ressentent pas pour des objets de dégoût aléatoires. Deux grandes catégories peuvent être séparées. Et, ce qu’on en conclut pour l’instant en sciences, c’est que la catégorie du dégoût associé à la peur est plutôt le dégoût physique où on a envie de fuir et s’en écarter, et la catégorie du dégoût associé à la colère est plutôt le dégoût moral où on a envie de sanctionner et agir dessus pour faire bouger les choses (Rozin et al., 2008 ; Abitan et al., 2014 ; Gan et al., 2024). 

Un dégoût apparemment similaire mais subjectivement différent

Bien que les ressentis subjectifs (et même par moment les relevés physiologiques !) semblent montrer une autre émotion, que ce soit la peur ou la colère, malgré ça, ce sont quasiment toujours des expressions faciales et des comportements spécifiques au dégoût qui sont exprimées quel que soit l’objet dégoûté. C’est intéressant. Ça veut dire que même si on exprime la même émotion par nos comportements, dans notre tête, c’est pas forcément la même chose très exactement (Abitan et al., 2014).

C’est quelque chose qui est bon de rappeler parmi les bases de la psychologie. Un même comportement peut être engendré par différents processus psychologiques. Si je crie ça peut être  pour plusieurs raisons. Soit j’ai peur, soit j’ai mal, soit je suis en colère, soit je… chante en criant, pourquoi pas. Hé bah c’est pareil pour le dégoût. Et ça l’est davantage quand l’objet qui dégoûte s’éloigne du dégoût fondamental. Plus on s’éloigne du dégoût inné fondamental lié à l’amertume, plus l’émotion exprimée est engendrée par des processus psychologiques plus divers et complexes.

Le Dégoût Moral

Les objets du dégoût moral

C’est d’autant plus vrai pour le dégoût moral. On commence à le démontrer par des corrélations avec des imageries cérébrales, où le cortex frontal est plus impliqué. Le cortex frontal étant corrélé aux fonctions cognitives plus complexes et de haut-niveaux, plus liés aux objets symboliques, en gros (Abitan et al., 2014). Contrairement au dégoût physique, le dégoût moral concerne les objets plus symboliques donc, moraux, éthiques, esthétiques ou sociaux en fonction des termes utilisés ici et là. 

Un comportement, une attitude ou tout un groupe de personnes peut dégoûter. Une idée, une croyance ou une idéologie peut dégoûter. Et même une manière de vivre ou simplement d’être et exister peut dégoûter. Enfin un objet socio-culturel, esthétique ou artistique peut aussi dégoûter. J’évite les exemples et le listing car on va en évoquer par la suite. Dit avec des grands mots, alors que le dégoût fondamental est le socle originel de tous les dégoûts et que le dégoût physique est le gardien du corps, le dégoût moral est, je cite, le « gardien de la dignité humaine et de l’ordre social » (Haidt et al., 1997 ; puis repris par Paul Rozin).

Ce qui sort des normes

Un objet de dégoût moral est donc, selon les premiers psychologues travaillant sur le sujet, toute chose qui semble aller à l’encontre de la « dignité humaine et de l’ordre social ». En gros, on va faire plus simple, c’est ce qui va à l’encontre des normes déjà établies. Parmi les plus simples exemples à citer on a le mensonge, le vol, la triche, la trahison, le meurtre, l’inceste, etc. Tout ça, ça dégoûte. Je décris ces exemples de simples car ce sont des comportements communément partagés comme allant à l’encontre de la loi au niveau d’une société entière. Les exemples deviennent plus difficiles à prendre quand la norme est plus implicite ou seulement partagé par un certain groupe de personnes.

Par exemple, la valeur du travail. Il est implicitement jugé normal que tout le monde ait un travail et doit travailler. Quand on ne travaille pas, ça peut provoquer le dégoût de certaines personnes. Et même si ce n’est pas notre faute ou par choix ! Et ça, c’est important de le préciser. Autre exemple normatif, l’hétérosexualité. Toute autre sexualité hors de cette norme est jugée par certaines personnes comme déviante, dégoûtante ou contre-nature.

Ainsi, certaines personnes jugent d’autres personnes comme dégoûtantes simplement parce qu’elles sont elles-mêmes et ne rentrent pas dans le moule. C’est une réalité sociale. L’homophobie, être homophobe, est une attitude qui personnellement me dégoûte. Homophobie qui, d’ailleurs, elle-même est le dégoût de cette sexualité. Je suis un peu de le dégoût-ception : le dégoût du dégoût. 

Une construction sociale

En sociologie, le dégoût a été un grand objet étude de Pierre Bourdieu. Goût et dégoût sont, selon lui, des grands marqueurs sociaux. Ils changent d’une classe sociale à une autre. Exemple bateau sorti de mon chapeau, le foot adoré pour les classes populaires mais méprisé pour les classes dominantes ; et, inversement et dit autrement, le théâtre adoré par les bourgeois mais méprisé par les prolétaires.

« Le goût, c’est le dégoût du goût des autres », phrase célèbre de Bourdieu.

Selon la classe dominante, actuellement bourgeoise, le bon goût raffiné serait de préférer le loisir qu’est le théâtre. Toutes les expressions comme avoir le goût pour les bonnes choses, la bienséance, le savoir-être et le savoir-vivre, d’être bien éduqué, de bien se tenir et de bien se conduire, tout ça provient de cette classe sociale dominante qui impose ce qui est digne de goût et de dégoût, qui impose ses propres normes et méprise ceux qui en dévie au quotidien.

Dégoût et mépris

J’ai utilisé le verbe mépriser pour évoquer ce… bah justement ce mépris de classe. Sauf que le mépris c’est une autre émotion encore. Décidément le dégoût est vraiment une émotion complexe. Après un rapprochement avec la colère, puis la peur voilà qu’on le rapproche du mépris. Mépris et dégoût ont en commun le rejet moral. Par contre ce qui les différencie, c’est que le dégoût rejette activement, avec un comportement d’évitement. Alors que le mépris, on peut y faire face voire même ricaner face à l’objet ou la personne méprisée.

Quand on ressent du dégoût moral sur un objet ou une personne, on cherche alors à l’éviter et s’en détacher, même visuellement, on ne veut pas le voir. Il y a une volonté de l’exclure. Bourdieu parle souvent des prolétaires méprisés par les bourgeois. Mais on peut être plus spécifique et parler des personnes stigmatisées par leur propre métier exercé. Ça va être tout de suite plus concret.

Par exemple, au sein du même hôpital, les personnes travaillant à la morgue sont souvent mises à l’écart, spatialement (sous-sol) et socialement, au point que les collègues ne leur disent même pas bonjour (Memmi et al., 2021). Tout ça parce que leur métier est jugé dégoûtant. On notera les liens avec ce qu’on a vu précédemment lors du dégoût physique. La morgue, c’est un lieu de passage mi-mort, mi-vivant…

Un exemple d’étude sociologique (Jullien, 2017)
L’expression sociale du dégoût et du mépris dépendent grandement des cultures et surtout du milieu politique dans lequel elles sont exprimées. En Inde, médecins et infirmiers montrent ouvertement leur dégoût notamment pour signifier que les patients en face ne sont pas coopératifs et de mauvais citoyens (Jullien, 2017). Dans le milieu spécifique de l’accouchement, Clémence Jullien distingue 3 types de dégoût :
– dégoût culturel : l’accouchement est fortement jugé comme impur en Inde
– dégoût d’hygiène : par un soucis d’hygiène donc, barrière contre une contamination
– dégoût social : quand le patient est jugé condamnable ou méprisable par sa classe sociale, ses comportements ou son physique, souvent de manière stéréotypée

Un exemple d’étude ethnographique (Jeanjean, 2011)
Le dégoût peut carrément être une émotion qui sélectionne à l’entrée du métier : « il y a ceux qui supportent et ceux qui ne supportent pas et c’est évident dès les premiers jours voire la première heure ». Les premières heures dans un métier où le dégoût est omniprésent est presque comme un rite de passage ou en tout cas vécu en tant que traumatisme. Ça peut aller des vomissements jusqu’à l’évanouissement. Ça passe ou ça casse. « Travailler ici, c’est déjà un bizutage en soi », dit un agent y travaillant. Peu importe le diplôme. C’est surtout cette étape qui détermine l’embauche (Jeanjean, 2011).
Voilà des métiers qui dépendent entièrement de l’acceptation d’une émotion aussi particulière que le dégoût. Les travailleurs eux-mêmes se questionnent sur leur rapport au travail et surtout au dégoût. Certains qui y travaillent depuis un moment se testent pour voir leur réaction et savoir s’ils sont toujours sensibles au dégoût. Une certaine peur d’y perdre leur équilibre psychique et, disons-le, leur humanité, qui fait froid dans le dos…

Entre la vie et la mort (dégoût moral)
Agnès Jeanjean (2011) parle d’une « institution du dégoût » où les « activités sont repoussées à la marge des établissements de soin ou des espaces urbains. » Même en sciences, la recherche sur le dégoût est boudé (Delville & von Hoffmann, 2013 ; Memmi et al., 2021 ; Alessandrin, Octobre 2021). Prenons un simple exemple un peu cocasse pour la reproductibilité de la science. Je vous ai dit que le dégoût semblait inné avec des expressions faciales du dégoût dès chez les nouveaux-nés. Mais en fait, dans chaque article, on cite une seule et même étude qui date 1979 de Steiner.

Déshumanisation

Cet ostracisme, c’est-à-dire l’exclusion sociale, peut aller extrêmement loin. Au moins jusqu’à la déshumanisation où les personnes méprisées sont comparées à des personnes associables, incompétentes, non-civilisées voire comparables à des animaux et des moins que rien (Rozin et al., 2008 ; Margat, 2011 ; Abitan et al., 2014).

Et là, on ne s’attarde pas à des comportements mais à l’existence même des êtres humains. Là, on est purement dans des biais cognitifs entre essentialisme et erreur fondamentale d’attribution. C’est-à-dire que la position sociale dans laquelle la personne se trouve est jugée comme innée ou par nature, et non pas issu d’une construction sociale. Dit crûment par exemple, les toxicomanes le sont parce que c’est dans leur ADN, comme s’ils étaient foutus par nature. Alors que non. Il y a tout un contexte, une situation sociale et psychologique à prendre en compte. On vit dans une saucisse ; on vit dans une société avec ses propres dynamiques, et ça il ne faut jamais l’oublier…

Une meilleure définition du dégoût (x2)

Éviter que ça rentre en nous (dégoût moral)

On pourrait alors se demander comment on peut en arriver là ? Pourquoi le dégoût existe ? Pourquoi des gens se mettraient à dégoûter d’autres gens, au point de les déshumaniser ? Après tout, si l’autre qui ne partage aucune de nos coutumes et valeurs, pourquoi on devrait en être dégoûté ?

En fait, selon Bourdieu, être dégoûté de l’autre permet de se démarquer, de créer une délimitation sociale entre nous et eux. C’est une quête d’identité en fait. Littéralement, le dégoût est utilisé pour structurer et ordonner une société (Memmi et al., 2011). Il sert à exprimer l’appartenance (voire l’aspiration) à une classe sociale (Kock, 2013). Il « joue un rôle déterminant dans la manière dont des normes sociales sont intériorisées » (Margat, 2011).

Bon, ça c’est dit avec des mots compliqués. Mais je peux vous fournir un exemple à la con pour que ce soit plus digeste. Le dégoût est là pour se démarquer socialement et pour se chercher une identité. Ça veut dire que je me définis comme un homme non pas parce que j’aime le bleu, mais parce que je déteste le rose…

Peur irrationnelle quand tu nous tiens

Pire. Pour certaines personnes, il y a carrément une crainte d’un rapprochement et d’une mixité sociale (Memmi et al., 2021). Qu’il y ait, en gros, aucune indistinction sociale et que les autres valeurs étrangères nous contaminent et, de manière irrationnelle, qu’on devienne soi-même ce qui nous dégoûte. On revient à cette peur irrationnelle évoquée plus tôt dans le dossier : croire que ce qui nous dégoûte vienne compromettre ce qui on est (Rozin et al., 2008).

Contamination (dégoût moral)

Rajoutons tout ça maintenant à notre propre définition. Est-ce que ça colle toujours ? Notre petite définition était : le dégoût est une émotion de base qui signale une potentielle menace de contamination, souvent traduite par un comportement d’évitement. Hé bah, ça colle toujours avec le dégoût moral. Le comportement d’évitement, c’est l’exclusion sociale de l’étranger à notre propre groupe. Et la potentielle menace de contamination, ce sont les autres valeurs et coutumes souvent projetées sur cet étranger. Et c’est vraiment pris comme une infection contre laquelle on devrait se protéger (Abitan et al., 2014).

Si certains groupes étrangers seraient davantage associés au dégoût c’est parce qu’ils menaceraient nos valeurs morales à nous, notre ordre, notre santé, notre culture, notre pays (Cottrell & Neuberg (2005) cité par Abitan et al., 2014). Vous l’aurez compris, le dégoût est aussi là en politique. Et ça, c’est scientifiquement étudié, en sociologie. Mais mêmes les neurosciences et la psychologie confirment cela : il y a un lien entre positions politiques et dégoût.

Dégoût et positionnement politique

Prenons une personne lambda, n’ayant aucun jugement ou préjugé. Difficile à trouver. Mais imaginons. Puis plaçons-la dans une salle de cinéma où on lui diffuse des images provoquant du dégoût. Et bah rien que ça, rien que cet amorçage artificiel, ça induit à cette personne de ressentir davantage de dégoût à la nouveauté. D’avoir un positionnement plus conservateur donc. Plus concrètement, en décisions politiques, la nouveauté c’est des éléments qui sont hors de nos normes sociales, comme il n’y a pas longtemps l’avortement puis le mariage homosexuel.

Il y a même des études d’imageries cérébrales qui interprètent des liens entre dégoût et idéologie des partis conservateurs où, en gros, plus les réseaux neuronaux du dégoût semblent sur-représentés (activations ou volume selon les études), plus la personne est probable de se positionner à droite sur l’échiquier politique (Bruno Dubuc, Janvier 2012 et Mai 2018 ; Inbar et al., 2009).

Objet sociologique plus que psychologique

Je vais m’arrêter là sur les aspects moraux et sociaux du dégoût. Sinon on en a pour 4 heures. Parce que c’est tout un champ de recherche en sociologie dont on a un peu parlé ici. Mais bon, moi, j’suis plus à l’aise avec la psychologie.

Si le dégoût moral vous intéresse tout autant que moi, je vous renvoie au moins vers un ouvrage collectif, en libre accès, sur les aspects socio-moraux du dégoût publié en 2022 qui s’appelle Jusqu’à la nausée. Je vous partagerai tout ça dans les notes d’émission. Car oui c’est tout un champs de recherche en sociologie mais surtout et principalement en philosophie autour de la thématique du jugement moral, notamment.

Le biais de « la sagesse du dégoût »

Le jugement moral c’est, en gros, juger ce qui est bien de ce qui est mal. Par exemple, il est bien d’aider les autres, et il est mal de mentir ou de manipuler les autres. Et c’est pourquoi on en ressentirait du dégoût, parce que le comportement est mauvais. Pour certaines personnes, le dégoût est carrément une preuve que c’est nuisible, pour soi et la société (« Tout se passe comme si le dégoût, en agissant tel un signal, nous permettait de distinguer le bon du mauvais, le bien du mal. » Abitan et al., 2014).

Une preuve. Sauf que baser un jugement uniquement sur ses émotions c’est assez simpliste comme  raisonnement. Juger uniquement par son intuition et émotions est un biais des plus basiques. Un biais qui met en jeu aussi tous les stéréotypes. Le dégoût est notamment utilisé comme justification à la persécution, au racisme, l’antisémitisme, l’islamophobie, le sexisme ou l’homophobie (Naussman, 2004). On peut penser aussi à la grossophobie, la transphobie, le validisme et, en fait, tout ce qui s’écarte des mœurs et des normes d’une société et culture donnée (Memmi et al., 2021).

Neurosciences

D’aussi différents objets pour une même émotion ?

Du dégoût fondamental de l’amertume on en est arrivé jusqu’au dégoût moral d’une idéologie ou des personnes. Entre les deux, il y a quand même tout un monde, et une grande variété d’objets possibles. Penser que tous ces objets de nature aussi variée engendrent une seule et même émotion me semble étrange. En tout cas pour moi.

Et pourtant, à chaque fois, pour tout objet, ce sont bien globalement les mêmes comportements et expressions faciales liées au dégoût qui sont exprimées (on fronce le nez), souvent les mêmes mécanismes physiologiques (le système parasympathique activé) et les mêmes corrélats neuronaux (le cortex insulaire activé). En tout cas à la base, car il y a des petites subtilités qu’on commence à démontrer. 

Le cortex insulaire

Je viens d’évoquer le cortex insulaire. Le cortex insulaire, c’est une région du cerveau au fond d’un gros repli du cortex cérébral, bien cachée derrière nos tempes. C’est le cortex du goût, de l’olfaction et de manière générale de la conscience de soi et de l’intéroception, c’est-à-dire de toutes les sensations internes, viscérales et émotionnelles (Poli et al., 2009 ; Chapman & Anderson, 2012).

Une émotion, une sensorialité ?

Que les activations cérébrales lors de l’émotion du dégoût soient liées au cortex du sens du goût, va dans le sens que tous les dégoûts aient évolué d’un dégoût fondamental lié au sens du goût. J’ai l’impression de dire des banalités comme ça là… Mais en soi, qu’une émotion soit autant interconnectée à une sensorialité particulière est assez unique. Je ne crois pas que la tristesse soit liée au goût, à l’ouïe, à la vue ou au toucher, par exemple.

Le cortex insulaire est donc une région historiquement associée au dégoût. Du dégoût fondamental, physique et moral et même de la misophonie, le fameux dégoût des bruits (Kumar et al., 2017 ; Schröder et al., 2019). Mais, toutefois, elle n’est pas suffisante à l’expression de l’émotion. Je rappelle que, en l’état des connaissances actuelles, dans le cerveau rarement une seule zone isolée veut dire une seule chose aussi complexe qu’une émotion. C’est tout un réseau et un bardi-barda de connexions.

Réseau sous-cortical du goût

Pour vulgariser, on peut distinguer deux grands réseaux neuronaux. L’un cortical pour le dégoût moral, et l’autre sous-cortical pour le dégoût physique et le dégoût fondamental. Sous-cortical, ça veut dire sous le cortex cérébral. Ce réseau est plus archaïque, plus instinctif tel un réflexe on pourrait dire, sans passer par une réflexion consciente.

Ce réseau sous-cortical connecte le cortex insulaire avec les ganglions de la base (rôle moteur dans le comportement d’évitement), des noyaux de neurones pas très loin tout au milieu du cerveau. Parfois se rajoute aussi l’amygdale (rôle dans la détection de la menace) un autre noyau de neurones au niveau temporal (Poli et al., 2009 ; Wager et al., 2015 ; Gan et al., 2024). Tout ça pris ensemble, cortex insulaire, ganglions de la base et amygdale, c’est le réseau instinctif qui est sous-cortical.

Réseau cortical du goût

Quand d’autres processus cognitifs plus élaborés interviennent, d’autres régions cérébrales plus externes sont mises en jeu. C’est notamment le cas lors d’un dégoût moral où, juste à côté, des zones frontales sont activées (dont notamment la zone orbitofrontale et le cortex cingulaire antérieur ; Poli et al., 2009 ; Abitan et al., 2014). À l’inverse du réseau sous-cortical, on parle alors d’un réseau cortical, mettant en jeu le cortex cérébral. Je ne vais pas tout citer, mais plusieurs fonctions sont corrélées à ce réseau, de la planification motrice au sentiment d’injustice et du bien et du mal (Kumar et al., 2017).

Dégoût et joie

Ça c’était la première subtilité. On parle d’une même émotion du dégoût commune mais des réseaux neuronaux semblent justifier la catégorisation en 2 types de dégoûts : le dégoût physique et le dégoût moral. Seconde subtilité, on l’a déjà vu précédemment, le dégoût se mélange à d’autres émotions comme la peur et la colère. Et, elle justifie aussi cette catégorisation. La peur plus pour le dégoût physique et la colère plus pour le dégoût moral. Et ce jusqu’aux manifestations physiologiques. Au niveau neurologique et cérébral, par contre, c’est encore plus complexe.

Au niveau des corrélats neuronaux, on ne parle ni de peur, ni de colère. Dégoût, peur et colère sont bien des réseaux neuronaux différents. Par contre… Par contre, et c’est là que ça devient le bordel, les corrélats neuronaux liés à l’émotion du dégoût sont très similaires à ceux de… la joie (Wager et al., 2015 : interprétée comme la même conscience intéroceptive).

Voilà. Donc si vous n’êtes pas convaincus que le dégoût est plus complexe que ça en a l’air, je ne sais plus quoi faire. L’émotion se mélange avec de la peur, de la colère, du mépris et là ça se confond aussi avec de la joie ! Et c’est pas tout, on peut ajouter aussi la tristesse que partagerait le dégoût lorsqu’une injustice est ressentie trop intensément.

Un dégoût existentiel

Un dégoût esthétique et artistique

Pour clore et compléter ce dossier, j’aimerais terminer sur 3-4 subtilités du dégoût que je trouve intéressante de rapidement vous énumérer. La première, c’est les goûts et dégoûts au niveau esthétique. Je n’en ai pas parlé jusque là et c’est pourtant tout un sujet, notamment autour de la philosophe Carolyn Korsmeyer. Elle évoque par exemple les goûts et dégoûts esthétiques stéréotypés sur le genre. En gros, « femme = beauté, raffinée, courbe et sensualité ». En dehors de ça, c’est jugé de l’ordre du dégoût.

On peut aussi évoquer les goûts et dégoûts artistiques. Et même que de manière contradictoire, ce qui est dégoûtant peut être attractif voire divertissant. On peut penser aux natures mortes des peintures. Ou plus contemporains, aux films et séries : de l’horreur, au cringe et dérangeant.

Un dégoût existentiel

Avant-dernière petite chose que je voudrais vous partager, c’est un truc super joyeux – ou pas, en fait. C’est l’idée d’un potentiel dégoût existentiel (Bordes (dir.) et al., 2022). Ouais… Parce qu’il y a une dernière connotation au dégoût dont on a pas parlé. Le fait d’être lassé de quelque chose. Par exemple, j’ai tellement joué au badminton que je m’en suis lassé, je m’en suis désintéressé, je m’en suis dégoûté (Le Robert).

Hé bah, dans la même idée, le dégoût existentiel serait quand on est lassé et dégoûté de la vie. Que tout est pourri et tout est irrattrapable. Il y a même une expression juste pour ça qui traîne sur les réseaux : le dooming (Bolchegeek (janvier 2024) Darkest Dungeon : L’espoir quand tout est foutu sur youtube). Quand c’est complètement doom. “Doomé” venant de l’anglais pour expliquer d’être condamné à vivre un destin tragique.

L’expression concerne principalement la génération des doomers. Les doomers, les blasés de la vie, moroses pas loin d’être dépressifs à cause d’un avenir incertain. Entre l’éco-anxiété, l’inexorable dérèglement climatique et sa crise biologique en plus des guerres et crises politiques, c’est cette impression que c’est sans espoir et qu’on attend qu’une chose : l’effondrement de la civilisation. Ce serait ça le dégoût existentiel.

Un goût de la complexité

Enfin dernière petite chose avant de terminer, j’aimerais clore sur un papier qui m’a fait réfléchir. Je suis loin d’être d’accord sur tout, mais j’avais envie de vous le partager. Ce papier est d’un certain sociologue danois, au nom de Bjørn Schiermer (2021), expliquant ce qu’il appelle le goût de la « raison sensible ». C’est un goût de saisir la complexité des choses en y mettant du sien, de sa personne, en y mettant de son interprétation subjective. Et inversement le mauvais goût, ce qui est dégoûté, c’est tout ce qui se borne à de choses simplement imitées, dictées et contrôlées sans la moindre réflexion personnelle. En gros donc, le dégoût est synonyme d’un manque d’ouverture d’esprit.

Par exemple, le dogmatisme et le sectarisme, qui est de reprendre une pensée toute faite sans y mettre la moindre réflexion personnelle. Ça, ça dégoûte. Un tout autre exemple, dans la mode, le « mauvais goût » est de reprendre une mode vestimentaire à la lettre sans y mettre une touche personnelle. Le « bon goût » serait d’en comprendre les codes – dans sa plus vaste complexité possible – et d’y mettre un peu de sa réflexion personnelle voire d’authenticité et de sa créativité.

Enfin, juste pour terminer là-dessus, selon lui, ce fameux sociologue danois, toute chose mathématisée sans apport subjectif ou interprétation personnelle n’est ni de « bon goût », ni de « mauvais goût » mais est digne d’être « sans goût », sans saveur. En tout cas, moi personnellement, j’espère avoir mis un peu de saveur dans ce dossier. Et que j’ai réussi à vous transmettre un peu de complexité dans une émotion qui paraît en premier lieu unitaire et simple à aborder. Sur ce prout.

Références 

Gan et al., (2024) Rotten to the core – […] : https://doi.org/10.1101/2023.05.18.541259
Laura Bordes (dir.) et al.(2022) Jusqu’à la nausée : https://doi.org/10.4000/books.pup.63360
Paul Ekman (1971-1999) Basic emotions : https://doi.org/10.1002/0470013494.ch3
Charles Darwin (1872) The Expression of the Emotions in Man and Animals : https://doi.org/10.1017/CBO9780511694110
Steiner (1979) Human Facial Expressions in Response to Taste and Smell Stimulation : https://doi.org/10.1016/S0065-2407(08)60349-3
Claire Margat (2011) Phénoménologie du dégoût, dans Anatomie du dégoût : https://doi.org/10.3917/ethn.111.0017
Memmi, Raveneau, Taïeb (2011) La fabrication du dégoût, dans Anatomie du dégoût : https://doi.org/10.3917/ethn.111.0005
Memmi,  Raveneau, Taïeb (2021) La fabrique du tolérable : itinéraires sociaux du dégoût : https://shs.hal.science/halshs-01371548
Delville & von Hoffmann (2013) pour l’Université de Liège : Dégoût : Histoire, langage, politique et esthétique d’une émotion plurielle
Viktoria von Hoffmann (2015) pour l’Université de Liège : L’art du goût et l’esthétique de la cuisine au 18e siècle 
Abitan & Krauth-Gruber (2014) Déterminants et conséquences du dégoût physique et moral : https://doi.org/10.3917/anpsy.141.0097
Christian Bromberger (2011) Note sur les dégoûts pileux, dans Anatomie du dégoût : https://doi.org/10.3917/ethn.111.0027
https://www.auditionsante.fr/blog/audition-et-perte-auditive/phonophobie-misophonie-comment-les-gerer
Nussbaum (Août 2004) Danger to Human Dignity: the Revival of Disgust and Shame in the Law pour chronicle.com
Rozin, Haidt, McCauley (2008) Disgust : https://pages.stern.nyu.edu/~jhaidt/articles/rozin.haidt.2008.disgust.pub048.pdf 
Dozier (2015) Counterconditioning Treatment for Misophonia https://doi.org/10.1177/1534650114566924
Chapman & Anderson (2012) Understanding disgust : https://doi.org/10.1111/j.1749-6632.2011.06369.x
Poli et al. (2009) Functional atlas of emotional faces processing […] : https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC2783433/ 
James Gallagher (Février 2017) Misophonia: Scientists crack why eating sounds can make people angry : bbc.com
Agnès Jeanjean (2011) Travailler à la morgue ou dans les égouts, dans Anatomie du dégoût : https://doi.org/10.3917/ethn.111.0059
Clémence Jullien (2017) […] Childbirth. Contemporary Reconfigurations of Disgust in india : https://doi.org/10.5167/uzh-143434
Alessandrin (Octobre 2021) Le dégoût, un impensé de la recherche ? https://theconversation.com/le-degout-un-impense-de-la-recherche-168901
Abitan & Krauth-Gruber (2014) [Des] déterminants et conséquences du dégoût physique et moral : https://doi.org/10.3917/anpsy.141.0097
Erec R. Kock (2013) La pratique du goût : de Pierre Bourdieu à Antoine de Courtin : https://doi.org/10.3917/dss.131.0045
Bjørn Schiermer (2021) La raison sensible et ses limites : le bon goût, le mauvais goût et le sans goût https://doi.org/10.3917/soc.118.0117
Clough (2010) Gender and the hygiene hypothesis : https://doi.org/10.1016/j.socscimed.2010.11.021
The PLOS Global Public Health Staff (2023) Global sex differences in hygiene norms […] : https://doi.org/10.1371/journal.pgph.0001810
Inbar et al. (2009) Disgust sensitivity predicts intuitive disapproval of gays : https://doi.org/10.1037/a0015960
Chapman et al. (2009) In bad taste: evidence for the oral origins of moral disgust : https://doi.org/10.1126/science.1165565 
Wager et al., (2015) A Bayesian Model of Category-Specific Emotional Brain Responses : https://doi.org/10.1371%2Fjournal.pcbi.1004066
Schröder et al. (2019) Misophonia is associated with altered brain activity in […] : https://doi.org/10.1038/s41598-019-44084-8
Kumar et al. (2017) The Brain Basis for Misophonia : https://doi.org/10.1016/j.cub.2016.12.048
Fontaine et al. (2007) The World of Emotions is not Two Dimensional : https://doi.org/10.1111/j.1467-9280.2007.02024.x

Laisser un commentaire

Créez un site ou un blog sur WordPress.com

Retour en haut ↑